Réussir, ce n’est pas franchir la ligne d’arrivée, c’est avoir le courage de commencer, et de recommencer

Un nouveau partage d’expérience en première personne d’une jeune enseignante d’EPS.

Par Agathe Evin*

Contribution également téléchargeable en PDF [2015-Evin-Réussir-ce-n’est-pas-franchir-la-ligne-d’arrivée]

« Écrire est un apaisement de soi-même » (Jules Barbey d’Aurevilly)
« Écrire, c’est lire en soi pour écrire en l’autre » (Robert Sabatier)

Prologue
Cet écrit fait suite à un précédent texte intitulé « Entre traversée en solitaire et voyage en équipage ». Il emprunte le même style rédactionnel, celui de l’écriture réflexive retraçant une expérience relative au métier d’enseignant d’EPS. Même si ce texte trouve des points d’accointance avec le précédent, ce témoignage est teinté d’émotions, de préoccupations et d’une sensibilité quelque peu différentes. A travers ce texte, je ne cherche pas seulement à faire partager mon expérience vécue auprès des élèves que j’ai accompagnés au cours de ce début d’année scolaire. Je souhaite également porter une réflexion personnelle sur l’un des défis majeurs du travail des différents acteurs de l’éducation, celui de la réussite des élèves. Cette réflexion n’adopte en aucun cas une posture scientifique ou théorique, elle est simplement le fruit de mon expérience de terrain associée à une conception personnelle de l’enseignement de l’EPS. J’ai donc choisi de retracer cette expérience avec ma classe de Terminale Gestion Administrative. En utilisant le récit en première personne, je vais tenter de vous plonger au cœur de ce tumulte d’émotions, ces relations humaines, ces interactions vécues avec mes élèves. Tenter de vous faire découvrir la sensibilité qui se cache derrière des visages d’élèves dissimulés sous des masques d’insolence, de provocations, mais aussi de douceur et de sensibilité.

Première rencontre sous le signe d’une provocation à double sens
Vendredi 6 Septembre 2014. Mon marqueur de couleur rouge entre les doigts, j’inscris en lettres capitales au centre du tableau blanc qui habille l’un des murs décrépits du gymnase : « A quoi sert l’EPS pour vous ? ». J’ai choisi d’accueillir ma classe de Terminale GA comme cela. Une question simple, concise, qui ne soulève            a priori aucune difficulté particulière de compréhension, mais à laquelle j’accorde de l’intérêt. Curieuse de savoir quelles représentations ces élèves ont de l’EPS, c’est aussi l’occasion pour moi d’organiser cette première rencontre autour d’un dialogue que je souhaite sincère, fondé sur le non jugement, le partage. Je ne sais pas à quoi m’attendre en les confrontant à cette « simple » question, une question sans doute dénuée de sens pour eux, éloignée de leurs préoccupations.

Je les attends. Une chaleur écrasante se mêle à l’odeur dérangeante et entêtante qui inonde le gymnase. Une odeur atypique qu’il me serait encore aujourd’hui facile de reconnaître parmi tant d’autres. Une odeur âcre, qui lorsque je la retrouve en dehors de l’enceinte de l’établissement, me replonge dans le songe des expériences vécues avec ces élèves. Le silence qui règne m’enveloppe, m’apaise, me permet de retrouver un sas de sérénité après l’heure de cours que je viens de passer. Je regarde ma liste d’élèves. Douze seulement y figurent, dont dix filles : Houda, Keshia, Camille, Laurianne, Ilknur, Eve-Marie, Omaima, Faustine, Asma et Hind, et deux garçons : Amine et Eren. Je les entends arriver. Les cris d’abord lointains se rapprochent, j’entends des insultes fuser, quelques bribes de conversations. Des portes claquent, j’entends les talons de quelques filles frapper en cadence contre le sol en un mouvement régulier et assuré. L’effervescence monte. Le silence apaisant de l’attente n’est à présent plus qu’un lointain souvenir. Je vois défiler devant moi un groupe de filles. La première image que j’ai correspond à celle que je m’étais faite des jeunes filles de leur âge. Perchées sur des chaussures à talons hauts, elles portent des jeans (très) près du corps, sont revêtues pour la plupart de tee-shirts (très) criards, assez dénudées pour laisser entrevoir la naissance de leurs courbes féminines, étoffées et dissimulées par de nombreux bijoux. Elles portent toutes en guise de sacs de cours, des sacs à mains tous aussi « bling bling » les uns que les autres. Un maquillage grossier, vient assombrir et durcir les traits de leur visage juvénile. Un maquillage qui recouvre la douceur de leurs traits, qui pour certains gardent encore en mémoire quelques traces de l’adolescence. Une nonchalance, une lassitude se dégagent dans la façon qu’elles ont de se déplacer, qui dépareillent avec le son de leur voix. Des voix fortes, imposantes, qui traduisent en apparence une certaine confiance en elles. Quelques unes se rapprochent de moi, tandis que d’autres se dirigent « mécaniquement » vers les vestiaires, sans pour autant que ne leur ais encore adressé la parole. L’illustration même que ces élèves ont incorporé de nombreuses routines au cours des dernières années. Un simple « bonjour » en guise d’accueil et le défilé commence devant la petite table qui nous sert de bureau, avec les collègues. « Tenez Madame, c’est ma dispense. Je suis dispensée pour l’année, je ferai pas sport. C’est bon je peux y aller ? ». « Moi aussi, c’est pareil Madame, je suis dispensée, on est obligées de rester ou on peut partir ? ». Quatre élèves, les unes après les autres, me donnent un simple papier signé de la main de leur médecin, un papier qu’elles brandissent comme un trophée : ce fameux certificat médical. Un simple papier qui est devenu pour certains élèves un « passe-droit », leur offrant toutes possibilités de se soustraire aux cours d’EPS. Le certificat médical était devenu pour certains élèves une arme redoutable vous laissant peu d’alternatives pour riposter. Je suis surprise, médusée par cette désinvolture, par un comportement qui pour ces élèves semble « normal », « habituel », comme s’il était banal de pouvoir esquiver aussi facilement les cours d’EPS, sous divers prétextes permettant d’éviter à tout prix de venir en cours. Je sens rapidement la colère monter en moi. Peut-être parce que je suis en train de revivre le même scénario qu’avec ma classe de 3èmePFP quelques heures auparavant. La colère me conduit malgré moi à répondre de manière assez cinglante : « Les filles, ce n’est pas le Club Med ici ! Ne pensez pas que vous pouvez venir, partir du cours à votre guise. L’EPS c’est un cours comme les autres ! Un cours obligatoire. ». Elles me regardent fixement du haut de leurs talons, restent silencieuses, le regard droit, me défiant ostensiblement. Face à ce que je perçois comme de l’insolence, je me dis : « ça va être sportif avec cette classe ! ». Je vois sortir des vestiaires les autres élèves qui ont eu le temps de se changer. Je leur demande de venir s’asseoir face au tableau.

Je fais rapidement l’appel. J’écorche au passage quelques prénoms, ce qui me vaut une reprise de volée de la part d’Ilknur. Cela ne m’aide pas à retrouver ma sérénité. Au contraire, je bous intérieurement ! L’appel effectué, j’entre rapidement dans le vif du sujet, évitant toute explication superflue relative aux horaires, aux déplacements sur les installations sportives. Je leur explique ce que l’on va faire aujourd’hui. « Vous pouvez lire la question inscrite au tableau. Ce que je vous demande de faire, c’est d’y répondre simplement et sincèrement : « A quoi sert l’EPS pour vous ? » et je vais noter toutes vos réponses au tableau ». Je cesse de parler, je les regarde, j’essaie de décrypter ce qui se cache derrière ces douze paires d’yeux qui me fixent. J’essaie de percevoir leurs réactions, mais ils restent stoïques. Une sorte de lassitude et d’ennui habitent ce silence lourd qui s’installe. Ces secondes durent des heures. Une nouvelle fois je me dis que ce n’est pas gagné ! Je continue. « Pour y répondre, vous allez devoir respecter quatre contraintes. Premièrement, vous devez répondre uniquement à cette question et à aucune autre question. Deuxièmement, on privilégie la quantité plus que la qualité, c’est-à-dire qu’il ne faut pas que vous soyez sur la réserve, il faut que le tableau soit rempli. Troisièmement, vous avez le droit de copier sur votre voisin. Habituellement, en cours on vous interdit de copier, de tricher. Aujourd’hui c’est autorisé, je vous encourage même à le faire. Ça veut dire quoi ? Si l’un d’entre vous donne une réponse. Un autre élève a le droit de réutiliser cette réponse pour la compléter, l’enrichir. Enfin, quatrièmement, il est interdit de juger, de se moquer des réponses que donnent les autres ». Je m’arrête quelques secondes, les regarde avant de poursuivre. « Votre travail consiste à respecter les règles du jeu et de répondre à cette question. Vous intervenez quand vous le souhaitez. Je n’attends pas de bonnes réponses. Allez c’est parti ! ». Je les regarde, marqueur en main. Silence. Je les encourage : « allez, c’est parti, on y va ! ». « Pour se défouler ». Laurianne vient timidement de donner une première réponse. « Faire des tours de terrain. C’est fatiguant. ». Deuxième intervention, celle de Houda. Je les sens sur la réserve, timides, une vague impression que leurs interventions sonnent « faux », je les sens méfiants. Je les encourage à nouveau, leur rappelant qu’il n’y a pas de « bonnes » ou « mauvaises » réponses. « Etre en survêtements », « on ne ressemble à rien », « pour rester en bonne santé », « être avec les autres », « c’est chiant », « il faut courir », « c’est du sport, on fait toujours la même chose », « perdre du poids ». Les réponses fusent. Je les sens un peu plus en confiance, ils se prennent au jeu. Le tableau se remplit petit à petit. Je garde le silence. Seuls les sons de leurs voix et le crissement de mon marqueur sur le tableau comblent le silence régnant dans le gymnase. Ils ne s’arrêtent plus, n’ont plus de retenue, ils continuent sans relâche se relayant les uns les autres. Ils discutent entre eux, prêtant peu attention à ma présence. Je « remontais la pente », tout en étant stupéfaite et surprise par la versatilité de ces élèves, par ce changement instantané d’attitude, cette bascule presque instantanée d’un refus de coopérer à un état où ils s’impliquaient pleinement dans ce qu’on leur demandait de faire. Ces élèves étaient imprévisibles !

Je noircis le tableau en veillant à retranscrire le plus fidèlement possible leurs réponses. Le portrait qui se dessine petit à petit sous mes yeux s’assombrit, certaines de leurs réponses me surprennent et me « heurtent » profondément : « l’EPS ça ne sert à rien, c’est chiant, ça devrait être optionnel pour ceux qui veulent en faire. On ne devrait pas nous l’imposer », « ça ne devrait pas être évalué au bac, moi ça me fait perdre des points », « moi je m’en fiche de toute façon je suis dispensée à l’année ». Malgré les représentations plutôt négatives qu’ils avaient de l’EPS, je ne perdais pas espoir, au contraire je ressentais une sorte de satisfaction du fait même de leur engagement dans cette situation. Satisfaite de les voir sincères, de les voir s’être pris au jeu, alors que dès les premières minutes j’avais pensé que cette démarche était vouée à l’échec. A présent je percevais dans leur regard qu’ils accordaient de l’intérêt pour ce jeu, quelque peu provocateur, ou du moins donnant libre cours à leurs provocations. Je cesse d’écrire, le silence règne à nouveau. Ils me regardent. Je leur souris. Je n’ai qu’une idée en tête, leur faire comprendre qu’à ce jeu il n’y a pas de hiérarchie, nous interagissons ensemble, en toute liberté d’exprimer ses opinions, ses pensées. J’avais rapidement compris que ces élèves avaient une image rigide et figée des enseignants. L’image d’un enseignant dont le rôle se résume à imposer, prescrire des choses, qui est là pour noter, sanctionner. Je souhaitais faire de cette première rencontre un moment de partage et d’échange, basés sur la confiance et la sincérité. Je parle peu, je les écoute développer petit à petit leurs avis sur la question. Je sens à travers leurs paroles, l’image de cet enseignant qu’ils rejettent et qu’ils jugent, sans doute le résultat de multiples expériences « malheureuses » vécues pendant leur scolarité. J’engage la discussion, reprenant quelques unes de leurs réponses : « ça ne sert à rien », « ça devrait être optionnel », « pour rester en bonne santé », et leur pose cette question : « Combien d’entre vous pratiquent une activité sportive en dehors du lycée ? ». Deux mains seulement se lèvent sur les douze élèves de la classe. Je ne dis rien, dissimulant mon étonnement, et j’enchaîne avec une autre question. Je n’avais qu’un objectif en tête, les mettre devant le fait accompli, leur montrer que l’EPS pouvait servir à quelque chose. Je fais le choix de les amener à réfléchir sur un sujet qui les concerne. « Que pensez-vous du problème de l’obésité ? Quel avis portez-vous sur la ‘malbouffe’ ? ». Houda prend la parole la première : « Heureusement qu’on fait du sport au lycée parce que sinon je n’en fais pas en dehors, et je sais que j’ai des kilos en trop. ». Plusieurs d’entres eux, ont conscience que le problème de l’obésité est à prendre au sérieux, qu’il est important et nécessaire de pratiquer une activité physique et pourtant cela ne les empêche pas d’avoir ce discours : « l’EPS c’est chiant, ça devrait être optionnel ». C’est alors rassurant de les voir prendre conscience petit à petit que l’EPS est peut être une discipline importante, une discipline qui sert à quelque chose. C’est assez rassurant de les voir changer d’avis petit à petit. Je sens le vent tourner, je suis agréablement surprise, je souris intérieurement. Je ne les sens plus aussi convaincus du portrait de l’EPS qu’ils venaient de me dessiner quelques minutes auparavant. Je vois dans leurs regards des interrogations, de la surprise. Et si l’EPS servait à quelque chose… ?!

Une sensation apaisante et diffuse m’a gagnée petit à petit, une sensation de légèreté dont j’avais du mal à définir l’origine et les contours. En les observant, je suis parvenue progressivement à comprendre ce qui avait changé dans la manière dont j’appréhendais la relation avec ces élèves. Je me suis surprise, en les écoutant, à repenser à la dernière fois que je m’étais retrouvée devant une classe quasi-exclusivement composée de filles. Une situation pas toujours simple à gérer. Un retour six ans en arrière, qui me transporte avec ma classe de 2nd VAM dans un lycée professionnel dans une banlieue rurale située à plusieurs kilomètres de Nantes. Un début qui avait été pour moi difficile, me retrouvant alors plongée au cœur du métier, sans réel accompagnement professionnel. Peut-être encore trop jeune (?), peut-être un âge trop proche de celui des élèves (?), j’avais gardé en moi un souvenir dérangeant. Les relations avec eux/avec elles avaient été parfois « explosives » durant les premières semaines, laissant planer un sentiment de ne vivre qu’à travers des relations concurrentielles, ou de rivalité entre eux/elles et moi. Aujourd’hui, ce sentiment avait disparu, et avait laissé place à une certaine sérénité. Peut-être n’était-ce que le fruit de mon imagination, ou bien était-ce simplement dû à ce « lâcher-prise » dont aujourd’hui j’étais davantage capable.

Je revenais dans le moment présent et constatais le portrait qui s’était dessiné petit à petit sur le tableau, un portrait bien sombre. En lisant leurs réponses je pensais à la santé des jeunes d’aujourd’hui, à leur rapport au corps, à l’ensemble des conduites addictives qui les accompagnent : malbouffe, alcool, tabac, drogues, binge drinking, etc., et qui font partie de leur quotidien pour beaucoup d’entre eux. Je pense aussi à l’image qu’ils ont de notre discipline. C’est difficile de voir autant d’élèves recourir à ce « passe-droit » qu’est le certificat médical pour éviter à tout prix les cours d’EPS. Difficile de voir que pour certains de ces élèves, l’EPS ne sert pas à grand-chose. Malgré ce constat inquiétant, je ressens une sensation de bien-être, et j’éprouve le sentiment d’être arrivée à l’objectif que je m’étais fixée, leur avoir offert un espace de liberté pour dialoguer de manière libre, en gommant tout sentiment de jugement. Pour moi, tout commençait à partir de là, je voulais relever ce défi, tenter de transformer l’image qu’ils avaient de l’EPS, même si ce changement était infime, et sans doute fugace. J’avais rapidement compris que leur laisser ces espaces de liberté allait me permettre de tisser un lien de confiance avec eux. Ils avaient besoin de se sentir écoutés, compris, j’avais besoin de savoir ce qu’ils gardaient enfoui au fond d’eux. Le choix que j’avais fait de consacrer ce premier cours à répondre à cette question, et non de les faire « pratiquer » l’EPS, était pour moi primordial, ne serait-ce que pour asseoir les bases d’une relation de confiance et de dialogue.

J’entends la sonnerie. Fin du cours, les filles se lèvent, prennent leur sac de cours. Les garçons, calmes, silencieux, presque effacés, quittent le gymnase sur un timide « au revoir ». Quelques paroles me font dire que j’ai atteint mon objectif : « merci Madame, on n’a pas l’habitude de nous parler de ça. A mercredi Madame ». « On n’a pas l’habitude de nous parler de ça » : une phrase courte qui pour moi en disait long. J’avais cette sensation d’avoir peut-être un peu fait bouger leurs représentations, peut-être… Une sensation à laquelle je me raccrochais car je savais que rien n’était définitivement acquis, que ces élèves étaient imprévisibles. Je retourne au tableau effacer les écritures au marqueur. Le son régulier de leurs talons accompagnent les dernières filles jusqu’à la sortie pour laisser place à ce silence apaisant que je retrouve. Je souris tout en effaçant les dernières traces de marqueur sur le tableau.

Réussir : une histoire personnelle et collective
Course en durée. Premier cycle avec ma classe de Terminale GA. Un choix qui peut sembler périlleux et pourtant la manière dont j’appréhendais cet enseignement m’offrait toutes les ressources pour envisager de « défier » les réticences et résistances éventuelles de ces élèves. Les confronter à l’image de leur corps, les amener à ressentir diverses sensations : essoufflement, douleurs musculaires, bien-être, apaisement, etc. Autant d’éléments qui à mes yeux pouvaient les amener à porter un autre regard sur eux-mêmes, leur prouver qu’ils étaient tous capables de réaliser des performances que certains d’entre eux étaient loin d’imaginer être capables de réaliser.

Les semaines se sont écoulées et m’ont permis d’apprendre à les connaitre, à mieux les comprendre. A la frontière entre l’adolescence et la vie d’adulte, ils avaient acquis une certaine maturité qui me permettait de lâcher un peu de « lest » avec eux. J’avais compris que certains de ces élèves « subissaient » les cours et qu’ils manquaient terriblement de confiance en eux. Leur curiosité, leur motivation, leur goût de l’effort, leur envie d’apprendre, semblaient absents, consumés, inexistants. Ils se laissaient bercer par le flot continu des journées de cours, des semaines qui s’enchaînaient. Je percevais dans leur regard de la lassitude, de la monotonie que je retrouvais dans leur façon de se déplacer, de mettre en jeu leur corps. Le manque d’envie, de pugnacité, ce sentiment quotidien de ne pas réussir, d’être « bons à rien », les accompagnaient et les poursuivaient, en se réitérant chaque jour. Je gardais en moi cette envie de les surprendre, de leur faire découvrir qu’ils étaient capables de dépasser leurs limites, capables de réussir. Je savais que le tâche serait difficile, qu’il s’agissait d’un travail de longue haleine, j’en avais pleinement conscience et malgré tout je croyais en eux, en leur capacité d’apprendre, de comprendre, de se transformer, mais aussi de transformer leurs relations aux autres.

Les représentations que les élèves ont de la course en durée ne dérogent pas à la règle de ce qu’il est coutume d’entendre : « c’est chiant, il faut courir », « on court toujours autour de la piste », « c’est fatiguant », … Des représentations négatives d’une activité qui est pour eux rébarbative, fatigante. Le choix de cette activité me permettait des les mettre au défi, de les surprendre, les bousculer, de repousser leurs limites, d’apprendre à cultiver le goût de l’effort, apprendre à mieux se connaître. Différents moments vécus avec ces élèves au cours de ce cycle ont été marquants pour moi, venant alimenter la réflexion que je porte sur la question de la réussite des élèves. Ces moments ont été accompagnés de diverses émotions, interprétations, des moments auxquels je me suis accrochée, qui m’ont fait réfléchir, qui parfois même m’ont « bousculée ». Je pense particulièrement à deux moments vécus pendant ce cycle.

Mercredi 11 septembre : « le défi des trente minutes »
Première leçon. J’ai choisi de plonger mes élèves au cœur d’un premier défi : courir trente minutes. J’introduis la leçon avec quelques consignes et explications lapidaires. Je sais vers quoi je veux les amener, et malgré tout je sais aussi que le scénario que j’ai imaginé pourrait tout aussi bien prendre une toute autre tournure. Je sais que leur demander de courir trente minutes dès la première leçon, est d’une part, dénué d’intérêt, et d’autre part que je vais provoquer de vives réactions. Chaussures aux pieds, shorts pour certains, survêtements pour d’autres, ils sont assis dans les tribunes. Avant même d’avoir commencé à donner les explications, j’entends déjà quelques criailleries : « Madame, je ne cours pas, c’est mort, il fait beaucoup trop chaud ! ». J’affiche ne pas y prêter attention et décide de les mettre rapidement en activité, retardant le moment de leur expliquer ce qu’on fait aujourd’hui. Échauffement. Je décide de les accompagner. J’avais compris que ces élèves appréciaient qu’on les accompagne dans la réalisation de certaines tâches. Je cours aux côtés d’Eve-Marie qui, avant même d’avoir commencé se plaint d’être incapable de courir. J’essaie de la motiver. Quelques mètres seulement parcourus et j’entends sa respiration s’accélérer, devenir de plus en plus bruyante malgré la faible vitesse à laquelle nous courions. Je suis une nouvelle fois surprise et interpelée de voir à quel point le niveau de condition physique de ces élèves est faible. Nous parvenons tant bien que mal à finir un tour de piste. A l’arrivée, j’écoute leurs réactions, j’observe leurs comportements, leur façon se tenir, certains sont allongés à même le sol, d’autres assis dans les tribunes, d’autres encore sont en train de s’étirer. Je laisse quelques minutes s’écouler, avant de donner les explications. Je les regroupe : « aujourd’hui vous allez tous devoir réaliser un défi, un défi que vous êtes tous capable de relever. Vous allez devoir courir trente minutes sans vous arrêter. ». Comme je l’avais imaginé, cette annonce soulève de vives contestations : « C’est mort !!! Moi je cours pas trente minutes, vous êtes pas bien Madame », « je fais de l’asthme, je vais mourir ! »… Je poursuis. « Pour courir ces trente minutes, il va y avoir des règles du jeu. Premièrement, les trente minutes vous allez les faire par deux. Deuxièmement, au sein du binôme vous vous organisez comme vous voulez : qui part en premier ?, Le temps de course que chacun fait ? Etc. Troisièmement, vous allez courir en vous relayant. Par exemple, Amine et Eren forment un binôme, Amine décide de parcourir trois tours et donne ensuite le relais à Eren qui lui parcourt quatre tours. C’est vous qui vous organisez mais interdiction de s’arrêter pendant le tour que vous effectuez. Le passage du relais, se fait devant les tribunes. Quatrièmement, le but du jeu est de parcourir par deux, en trente minutes la plus grande distance. Voici la fiche qui vous servira à noter les temps de passage à chaque relais et la distance parcourue par chaque coureur. ». La mise en place se fait de manière chaotique, certaines refusant de courir. Je leur laisse le temps… Petit à petit, je vois les binômes se former, ils s’organisent, discutent entre eux. Je les laisse faire, je les observe. Les premiers se mettent en place, les autres suivent peu de temps après. Ils s’élancent, se prennent rapidement au jeu malgré les quelques plaintes de certains. Ils s’encouragent et je ressens le pouvoir qu’exerce sur eux cette dimension collective. Les trente minutes défilent. Tous ont réalisé les trente minutes. Je souris de les voir s’être pris au jeu. Ce sentiment agréable et apaisant de les voir relever ce défi refait surface.

Cette situation était pour moi un moyen de les mettre au devant de faits : leur faire comprendre qu’ils étaient capables de réussir des performances dont ils n’avaient pas conscience. Je souhaitais les amener petit à petit à croire en eux. J’étais convaincue que nous, enseignants, nous pouvions y contribuer ne serait-ce que modestement et humblement. L’enjeu était aussi de leur montrer que réussir une tâche, de prime abord inatteignable, devenait réalisable dès lors qu’on n’en faisait plus une histoire personnelle, mais qu’on l’appréhendait à travers sa dimension collective.

Vendredi 10 octobre : une leçon en tête à tête
15h00, j’arrive en avance pour installer le matériel. Le stade est désert, aucune classe, aucun élève, aucun collègue. Je suis seule. Je regarde le ciel s’assombrir. Le temps est orageux et laisse planer une ambiance pesante mais apaisante. 15h30, toujours aucun élève à l’horizon. Dix minutes de retard à ma montre. Je commence à m’impatienter. Je me dirige vers les vestiaires afin de vérifier qu’ils ne m’y attendent pas. Quelques mètres parcourus et j’aperçois au loin Houda me faisant de grands signes. Elle se rapproche de moi : « Bonjour Madame ! Il y a un petit souci Madame, il y a plein d’absents aujourd’hui. ». Elle me donne rapidement les raisons qui expliquent cette « désertion » collective. C’est le dernier cours d’EPS avant l’évaluation pour le bac et malgré cela ils sont tous absents. D’un cours à l’autre je ne savais jamais à quoi m’attendre. A chaque cours je devais gérer ce fort taux d’absentéisme, le décrochage de certains, les sautes d’humeur… Avec ces élèves je devais m’adapter en permanence et faire avec les moyens du bord. Quelques minutes de réflexion pour décider ce que j’allais faire : faire cours ? Ne pas faire cours ? Pouvais-je faire cours avec un élève ? Laisser Houda rentrer chez elle ? Que disaient les textes à ce sujet… ? Je cogite, j’essaie de me rappeler vaguement des informations passées par les collègues ou l’administration, mais je n’en sais rien ! Je décide rapidement de faire cours avec elle, lui indiquant que je ferai la séance avec elle. Je la sens partante, voire contente que je fasse cette séance avec elle.

Houda, une élève agréable, un peu rêveuse, avec des difficultés de concentration qui lui valent parfois des difficultés pour comprendre les consignes. En surpoids, elle ne rechigne jamais pour courir ou pour réaliser les tâches demandées. Je l’accompagne sur l’ensemble de la séance, de l’échauffement jusqu’à la fin du cours. Chacune dans un couloir, nous commençons à courir en suivant pas à pas la séance d’entraînement qu’elle a prévue. Le début se réalise sans encombre, elle suit la cadence. Au fur et à mesure que le temps défile, j’entends sa respiration devenir de plus en plus accélérée, sifflante. Nous sommes à la cinquième minute des 30/30. « Je ne vais pas pouvoir aller jusqu’au bout, c’est pas possible Madame ! ». Je l’encourage, la soutiens. Je la mets au défi, je l’encourage une nouvelle fois, et lui dit qu’elle en est capable. Je crois en elle. Une pluie fine se met à tomber, venant rafraichir l’atmosphère pesante et électrique qui règne à présent au dessus de nous. Je la sens à la limite de craquer. Je lui propose de réduire son temps de course. Elle me répond simplement et fermement : « je vais aller jusqu’au bout, je vais finir ce que j’avais prévu ». Sa réponse renfermait à mes yeux beaucoup de choses. Des paroles simples, anodines, mais qui, lorsque l’on est enseignant, prennent une signification particulière : celle du goût de l’effort, du défi, de la volonté.

J’ai choisi de décrire cette expérience car cette situation vient renforcer l’une de mes croyances inconditionnelles selon laquelle croire dans les chances de progrès de ses élèves est la condition sine qua non pour qu’ils parviennent à croire en eux-mêmes, en leur potentiel. J’en pris d’autant plus conscience le jour de leur conseil de classe, le jeudi 16 octobre. Assise à côté des deux déléguées de la classe, Laurianne et Keshia, la question du climat de classe, les problèmes rencontrés, amorcent les discussions. J’observe les filles. Arrive ce moment qui m’interpelle et me frappe. La discussion porte à présent sur leur manque de travail, et d’investissement. Leur professeur principal prend la parole, s’adresse à Laurianne et Keshia et « actionne la sonnette d’alarme » à propos du manque de travail des élèves, et du retard qu’ils ont accumulé dans la préparation du bac. Laurianne réagit la première à ces propos : « de toute façon pour vous on n’arrivera jamais. Vous dites qu’on ne fait rien. Vous n’avez pas confiance en nous, donc je ne vois pas comment on pourrait avoir confiance en nous-mêmes. Ça ne vaut pas le coup de faire des efforts si d’avance vous pensez qu’on n’y arrivera pas. ». Ses paroles venaient valider et renforcer l’idée que je m’étais faite de l’importance que ces élèves accordaient à la confiance que l’on avait d’eux-mêmes.

Epilogue
« A quoi sert l’EPS pour vous ? ». Une question récurrente, triviale, prosaïque, voire rébarbative aux yeux de certains. Peut-être qu’en lisant le récit de cette expérience, vous pensez que faire ce genre d’exercice avec des élèves est une perte de temps. Peut-être pensez-vous que poser cette question à des collégiens ou à des lycéens est peine perdue, dans la mesure où pour certains de ces élèves l’EPS est perçue comme une discipline inutile, une perte de temps, un calvaire. Peut-être… Je garde encore en mémoire les paroles d’Eve-Marie me disant que « l’EPS devrait être optionnaire, réservée aux élèves qui veulent en faire ». Et pourtant, prendre le temps d’aborder cette question avec eux a été pour moi porteur d’éléments constructifs. Les diverses interactions qui ont émergé de cette situation, ont été un moyen de définir un espace indispensable pour eux et pour moi, dans lequel tous jugements, tous avis, toutes idées ne pouvaient être censurés, interdits. Un sas de liberté d’expression qu’il me semblait important de déterminer pour bâtir une relation de confiance.

Malgré les barrières qui s’élevaient devant moi, mon défi demeurait inchangé : amener les élèves à comprendre qu’en course en durée, réussir ce n’est pas seulement courir pendant le temps indiqué, courir à une intensité demandée, franchir la ligne d’arrivée, c’est bien plus que cela. Réussir c’est avoir le courage et la volonté de s’engager dans une tâche, de la terminer et de recommencer une nouvelle fois. Réussir, c’est être capable de recommencer malgré la difficulté de l’effort, malgré les échecs. Réussir, c’est être capable de recommencer aujourd’hui, demain, mais aussi en dehors des cours d’EPS. Leur montrer que cette croyance en eux, cette volonté, ce « mental », sont des choses qui s’apprennent et dont ils auront besoin dans leur vie de futurs adultes. C’est aussi leur faire comprendre que la réussite ce n’est pas une histoire individuelle, qu’on peut parvenir seul à ses fins, mais que l’on y parvient encore mieux en s’entraidant les uns les autres. Je savais que rien n’était gagné, que le chemin était long. Il s’agissait pour moi de les amener à comprendre que la réussite en EPS, au lycée, dans leur vie de futur adulte, est une réussite qui d’abord est « singulière », qu’elle est propre à l’histoire de chacun. Je repense à cette élève, Houda. Qu’était-ce que réussir, pour elle ? C’était peut-être avoir compris qu’elle était capable d’accomplir des choses qu’elle pensait être incapable de faire, celle de courir pendant dix minutes sans s’arrêter. Réussir pour un élève, c’était peut-être aussi avoir atteint des objectifs accessibles, faisables pour lui-même. Enfin la réussite, c’était peut-être tout simplement être à même de ressentir des émotions positives, nouvelles, vis-à-vis des expériences vécues, ressentir de la fierté vis-à-vis de ce que l’on fait, de ce que l’on est.

Les semaines s’égrainaient et la fin du cycle approchait. Je gardais toujours l’espoir de voir briller dans leur regard cette petite étincelle synonyme de plaisir, de fierté. Je gardais l’espoir de réanimer en eux cette envie de commencer et recommencer, cette envie de se battre, de ne rien lâcher… J’avais construit une réflexion sur ce qu’était la réussite pour ces élèves, la manière dont chacun l’appréhendait et pouvait y accéder. Malgré cela, ma réflexion ne s’arrêtait pas ici, et méritait de poursuivre son chemin… Je ne pouvais penser à la réussite de ces élèves sans appréhender le rôle caché que l’enseignant jouait, à la manière dont nous, enseignants vivions la réussite de ces élèves. La satisfaction que je ressentais se définissait à travers le regard qu’ils portaient sur moi à certains moments, un regard qui ponctuellement s’illuminait, quittait cette morosité pour vivre pleinement les choses. Ma réussite était inconditionnelle, simplement contenue dans les quelques paroles que certains élèves laissaient échapper lors de moments informels. Ce sont les paroles de Keschia qui résonnent encore en moi : « Madame, je vais peut être participer au cross du lycée en novembre », celles de Houda lors de cette leçon en tête à tête : « j’irai jusqu’au bout Madame, je ne lâcherai pas », ou encore celles d’Eve-Marie qui en arrivant en cours ce mercredi matin me dit : « Madame, je suis allée faire un footing de dix minutes avec ma mère ce week-end ». Ce sont toutes ces petites choses, ces paroles anodines qui font pour moi la grandeur et la magie de notre métier.

* Agathe Evin, Professeure d’EPS (Collège et Lycée polyvalent Sacré Cœur, Nantes, 44), Docteure en STAPS. Membre associée du Laboratoire « Motricité, Interactions, Performance » (EA, 4334), Université de Nantes. Contact : agathe.evin@univ-nantes.fr

Une réaction sur “Réussir, ce n’est pas franchir la ligne d’arrivée, c’est avoir le courage de commencer, et de recommencer

  1. J’adore . Merci Agathe. J’ai l’impression d’être en cours avec toi. Je vis des histoires aussi singulières avec mes élèves. Souvent ils me fatiguent mais grâce à eux, je vis aussi des moments magiques. Un jour, je prendrai le temps d’écrire pour les partager .

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